Réaction de Sylvie Plane (universitaire en Sciences du langage) :
Nous savons tous que la grammaire, après avoir été pendant des lustres assénée comme un pensum, court le risque d’un retour de balancier faisant d’elle un fantôme de discipline scolaire : il faut lui éviter d’être parcellarisée à l’excès, ou étudiée de manière aléatoire, ou déséquilibrée par une centration excessive sur la grammaire de texte. On ne peut donc qu’être d’accord avec l’idée que l’enseignement de la grammaire est important et qu’il doit être structuré, progressif, clair, accessible. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse pour dépasser ces bonnes intentions, et c’est ce que nous attendions du rapport.
Mais s’agit-il vraiment d’un rapport ? Et, comme le prétend son titre, d’un rapport sur l’enseignement de la grammaire ? Est-ce vraiment un " rapport " ? La première chose qui frappe dans ce rapport, c’est qu’il manque un état des lieux. En effet, le rapport, après un long exorde dédié à la célébration de la grammaire, se consacre exclusivement à des injonctions " Voici comment il faut enseigner la grammaire, voici les catégories à retenir", sans les justifier par une analyse de la situation qu’il prétend corriger. Or ce ne peut être qu’à partir d’une description objective et d’une analyse des situations que les décideurs institutionnels peuvent juger du bien-fondé des mesures qu’on leur propose de prendre.
Et nous autres, lecteurs, nous aurions bien aimé aussi savoir ce qui s’enseigne réellement dans les classes et comment cela s’enseigne. Une analyse de pratiques observées, une étude des manuels, une enquête auprès des enseignants, une synthèse des rapports d’inspection auraient pu fournir ce matériau. Certes, le temps manquait pour faire une étude de terrain. En revanche, il n’aurait pas été très coûteux d’aller consulter la bibliographie existant sur le sujet, d’autant plus qu’elle est aisément accessible : il existe une banque de données sur l’enseignement du français, facile à consulter, fournissant des références de publications et leurs résumés (banque DAF, hébergée sur le site de l’Institut National de Recherche Pédagogique http://www.inrp.fr/daf/web/). En entrant comme mots clés " grammaire " et " pratiques " on obtient 148 notices. En cliquant sur " grammaire " et " enseignement " on en obtient 653… Bref, c’est un peu dommage que tout ce travail fait par des enseignants, des chercheurs et des étudiants n’ait pas été mis à profit, d’autant plus qu’il s’agit le plus souvent d’analyses très fines et très critiques, donc de nature à faire progresser la réflexion sur l’enseignement de la grammaire.
Est-ce vraiment de la " grammaire " ? Mais qu’entend-on par " grammaire " ? Ce terme désigne au moins deux choses. Et le malheur veut que dans le rapport il soit employé avec les deux acceptions sans que le décalage soit indiqué. Ainsi " grammaire " désigne d’une part le système propre à une langue donnée, c’est-à-dire les règles implicites que les locuteurs mettent en œuvre quand ils s’expriment dans cette langue. Le rapport emploie le mot " grammaire " dans ce sens quand il met en scène un dialogue entre une fillette de maternelle et sa maîtresse. On constate que la fillette dispose les mots dans l’ordre propre au français. Pourtant, si la fillette respecte la " grammaire " de la langue française, ce n’est pas parce qu’elle a étudié la " grammaire scolaire " : elle sait intuitivement, empiriquement, que l’on met en français le sujet avant le verbe.
D’autre part, le mot " grammaire " désigne une discipline d’enseignement, qui formalise le système de la langue, le rend apte à être enseigné. Or il se trouve, comme nous le montre l’exemple de la petite fille, qu’on peut maîtriser une langue, sans jamais avoir appris la grammaire scolaire. Il reste donc à faire comprendre aux enfants quel profit ils peuvent tirer de la grammaire scolaire, car il y a un vrai bénéfice intellectuel à tirer de la grammaire scolaire. Mais pour cela il ne faut pas perdre de vue la distinction entre les deux " grammaires ". De même il importe de ne pas confondre les opérations que permet la langue - catégoriser, qualifier, distinguer, hiérarchiser, abstraire etc. - et l’activité d’analyse réalisée par le linguiste ou le grammairien qui étudie une langue.
Est-ce vraiment de " l’enseignement de la grammaire " ?
Puisque le rapport se focalise sur les préconisations, observons-les. Disons d’emblée que beaucoup de ces prescriptions seront agréées par les enseignants : qui pourrait s’opposer à une injonction prescrivant d’établir une progression rigoureuse ? d’utiliser une terminologie claire et stable ? de faire faire des manipulations par les élèves ? de les amener à reconnaître les catégories grammaticales et fonctionnelles ? d’accorder de l’importance à l’orthographe ? C’est bel et bien ce qu’on attend de la grammaire. C’est pourquoi toutes ces injonctions figurent déjà en bonne et due forme dans les programmes actuellement en vigueur.
Il y a bien sûr dans le rapport des thèmes plus précis, plus techniques dont la discussion concerne les spécialistes. Par exemple, les professeurs des écoles et les professeurs de lettres s’étonneront sans doute de voir que le rapport attribue aux programmes d’enseignement de l’école primaire des notions qui ne figurent que les programmes du collège. Ils s’interrogeront sur certaines incohérences internes. Ils s’inquiéteront de ce qui est dit des pronoms. Le rapport dit en effet que " [les pronoms] seront présentés comme des substituts (mis à la place de…) ". Certes, c’est la définition traditionnelle. Mais était-il vraiment adroit de l’illustrer par des exemples qui dénoncent son caractère éminemment problématique : de quoi le pronom " je " est-il le substitut ? et le pronom interrogatif " qui " dans " Qui est venu ? " ? Il y a de quoi laisser perplexes des élèves qui auraient l’esprit un peu aiguisé.
Le rapport a sans doute raison de critiquer la terminologie grammaticale, et d’ailleurs bien des grammairiens l’ont fait. Par exemple, la dénomination " complément d’objet second " mérite qu’on la discute, ce que fait le rapport. Mais la remplacer, comme le recommande le rapport, par la dénomination plus ancienne de " complément d’attribution " ne résoudra pas tous les problèmes : dira-t-on que dans la phrase " Le joueur a pris un pion à son adversaire " le mot " adversaire " est un complément d’" attribution " ?
Tout le monde est d’accord pour que la terminologie soit claire, stable et partagée. Mais doit-on pour autant, comme le demande le rapport, se calquer sur les souvenirs des grands-parents et reprendre la terminologie d’antan ? Cette injonction qui fait partie des recommandations finales sur lesquelles insiste le rapport est en contradiction avec les autres points développés dans ce même rapport. En effet, le rapport préconise l’apprentissage de notions qui n’étaient pas enseignées autrefois et qu’il faudra bien dénommer (les notions de " chaîne " p.23, d’ " anaphore " p. 25 etc.) et recommande l’utilisation d’une terminologie qui n’était pas non plus en usage lorsque les grands-parents actuels étaient encore des écoliers (par exemple, p. 26, le terme technique " connecteur ").
Il aurait fallu avoir le courage de résister à la tentation démagogique peignant les temps passés comme un monde meilleur où tout était simple, où tout allait pour le mieux. Il aurait fallu oser dire que les sciences, les connaissances évoluent, et avec elles le vocabulaire qui sert à les enseigner.
Réaction de Patrick Picard (enseignant 1er degré) :
Gasp ! Je me replonge immédiatement dans mon BO préféré de 2002. Extraits choisis :"C’est lorsqu’on comprend les logiques d’une langue que l’on peut prendre plaisir à jouer avec elle et le faire avec efficacité. C’est parce que l’on aura pris le temps de cette réflexion, dans le cadre de l’horaire qui lui est réservé, (…) observations patiemment effectuées pour réviser les textes élaborés et s’assurer d’une relative sécurité orthographique. Cette plus grande familiarité avec la structure de la langue permet aussi de mieux comprendre les textes qui, du fait de leur relative complexité, résistent à une interprétation immédiate. (…) il ne s’agit en rien d’un travail occasionnel, mais d’un apprentissage organisé et structuré. (…) La maîtrise du langage est renforcée par un programme de grammaire conçu comme un exercice de réflexion sur le fonctionnement du français, en particulier en liaison avec la production de textes."
Je me replonge dans les paroles de Martine Safra, inspe-ctrice générale, au séminaire organisé l’an passé à l’Observatoire national de la Langue, l’ONL (président : E. Orsenna !) à relire sur http://www.cafepedagogique.net/doss... :
"Les finalités des programmes sont d’amener les élèves à comprendre que la langue fait système, en réfléchissant sur leur langue, mais aussi en leur donnant des outils. Les programmes demandent de dégager des régularités, des différences, des règles.
Il ne faut pas s’arrêter à la découverte, et ce serait mal lire les programmes que de penser que c’est ce qui y est dit. Tant en lecture qu’en production d’écrit, il faut structurer, mémoriser, automatiser. Les connaissances ainsi acquises doivent être réinvesties dans toutes les disciplines. Est-ce une baisse d’exigence ? Il y a surtout changement de point de vue. On est plus exigeant sur le réinvestissement dans l’écriture."
Que veulent donc MM. Bentolila et Orsenna ? Voici leurs "propositions" :
-Une progression rigoureuse, des exercices systématiques. Mais que dit le "livret d’accompagnement des programmes" sur l’ORL, jamais paru officiellement faute d’accord sommital : " une programmation est possible et absolument nécessaire à l’organisation des enseignements ". Systématique ? Reprenons le document d’accompagnement des programmes : " chaque notion ou phénomène grammatical suppose plusieurs phases de travail : approche intuitive, structuration, désignation ; mémorisation et entraînement." - Une leçon conçue comme une "leçon de choses" (ou dans une logique "main à la Pâte", c’est synonyme pour nos illustres auteurs). Est-ce différent des "phases de travail" recommandées ci-dessus par les programmes de 2002 ? - Faire un approfondissement progressif des notions pour éviter une "répétition à l’identique des mêmes analyses. Le document d’accompagnement des programmes ? "Ces activités sont programmées a priori pour l’ensemble du cycle, en ménageant des retours et des approfondissements. Exemple : distinction nom/verbe relation sujet/verbe marques d’accord orthographe des finales verbales en /e/ s’écrivant é, és, ées, er, ez, etc. régulière. " - Au cycle III, la reconnaissance des "classes de mots" (leur nature) et l’identification des groupes fonctionnels. Mais que disent donc les programmes ?" Les élèves doivent être capables d’effectuer des manipulations dans un texte écrit (déplacement, remplacement, expansion, réduction), d’identifier les verbes dans une phrase, de manipuler les différents types de compléments des verbes les plus fréquents, d’identifier les noms dans une phrase, de manipuler les différentes déterminations du nom (articles, déterminants possessifs, démonstratifs, indéfinis), les différentes expansions du nom (adjectifs qualificatifs, relatives, compléments du nom), de trouver le présent, le passé composé, l’imparfait, le passé simple, le futur, le conditionnel présent et le présent du subjonctif des verbes réguliers (à partir des règles d’engendrement), de marquer l’accord sujet/verbe (situations régulières), de repérer et réaliser les chaînes d’accords dans le groupe nominal. " Fermez le ban ? - Montrer les comparaisons entre le français et les autres langues. Mais les programmes disent déjà : "Un rapprochement avec la langue étrangère ou régionale étudiée peut se révéler particulièrement judicieux." ( Enfin, last but not least, "la terminologie grammaticale doit permettre aux parents et aux grands-parents d’accompagner sans difficulté l’apprentissage de leurs enfants et petits-enfants" ! Ah ! Le bel objectif ! Là encore, une pure indication du monde dans lequel vivent nos procureurs : un intérieur serein, où chaque soir après le bol de chocolat fumant et la caresse de grand-mère, bon-papa vient pencher son épaule sur les efforts de l’écolier ahanant, pointant l’adverbe ou la subordonnée relative, modulant quelque "mais-ou-et-donc-or-ni-car". Et si nul être sensé ne saurait souhaiter que l’éducation puisse mettre en difficulté les savoirs des parents, sans doute est-il aussi nécessaire de s’interroger sur la pertinence d’apprendre à l’école une langue étrangère, l’informatique, les arts, la musique ou les sciences, voire même la règle de trois ou l’éducation physique… On peut le regretter, mais c’est un fait : c’est justement lorsqu’elle renvoie sur l’éventuelle aide " à la maison " que l’Ecole sélectionne, en creux, tous ceux qui justement ne peuvent compter que sur l’Ecole pour construire leur savoir, apprendre, organiser et comprendre le monde.
Suite des articles au Café pédagogique : http://www.cafepedagogique.fr/dossiers/grammaire06/7.php