Notre recherche élabore les hypothèses suivantes :
Il se développe dans les classes de cours élémentaire (CE1 & CE 2) une grammaire implicite où le discours grammatical est montré, exemplifié, mais non démontré, expliqué. La langue est évoquée sans identification de ses propriétés constitutives. Le discours est épi linguistique, les phrases sont segmentées en structures et sous-structures, ou syntagmes sans constitution de propriétés conceptuelles.
En revanche, dans les classes de cours moyen (CM1 & CM2), les élèves sont conduits à identifier les propriétés des constituants de la phrase. La langue est définie comme un objet, ainsi que ses structures dont on identifie des propriétés. Le discours sur la langue est métalinguistique, la grammaire est donc au cours moyen de type explicite comme en témoigne l’essentiel des classes de CM1 & CM2 que nous avons observées.
Au CP, la grammaire est intuitive, elle fait essentiellement appel à une intuition grammaticale, à une intuition de la langue et de quelques-uns de ses effets pour les usagers d’une langue maternelle, dans laquelle les enfants baignent depuis leur prime enfance. Cette « intuition linguistique » se fonde sur un « bon sens » linguistique, un modèle opératif sur lequel va se développer au fil des années scolaires un modèle cognitif.
Nous inférons que la conceptualisation grammaticale exige un temps de conceptualisation particulièrement long. Le processus cognitif d’appropriation conceptuelle prend du temps. Un temps qui correspond à une conceptualisation grammaticale par paliers de métalangue provisoire, un temps cognitif de la construction conceptuelle et du développement de la personne qui diffère d’un temps scolaire d’exercice de propriétés grammaticales. Notre hypothèse de « paliers de conceptualisation » indique la nécessaire gestion d’un temps articulé entre dimension constructive et production scolaire.
Un parallélisme nous semble observable entre les pratiques actuelles que nous avons observées, et l’histoire de la grammaire dont les évolutions furent remarquablement longues tout comme les longs temps scolaires de conceptualisation grammaticale pour l’apprenant. L’évolution de la grammaire s’est faite aussi par paliers, nous en avons sélectionné cinq principaux :
La langue représente le monde dans des relations logiques : ou l’élaboration d’une pensée philosophique sur le langage ordonnée par la réalité et la logique (Platon et Aristote),
La langue est composée d’étiquettes signifiantes : avec le développement des parties du discours (catégories grammaticales) depuis Denys de Thrace (Ier siècle av. J.-C.),
La langue s’apprend selon une méthodologie précise : avec l’émergence des premières grammaires scolaires au XIXe siècle (grammaire de Lhomond) à caractère morpho-syntaxique où la visée est purement orthographique avec une forte prévalence sémantique,
La langue compose un système : le langage s’appréhende comme un système en soi, qui se suffit à lui-même et étudié pour lui-même (et non pour définir le monde et la réalité) dans une perspective structuraliste et générative (cf. la linguistique des années 1970).
La langue est un outil opératoire : le savoir grammatical forme un outil pour maîtriser le langage. Il est au service d’un lire – dire - écrire, plus efficace. Il est modélisé par une réflexion sur les observations de récurrences et de différences sur des corpus d’écrits d’élèves (selon les préconisations actuelles en O.R.L. et de… Freinet).
Nous constatons que nous pouvons retrouver ses marques de l’histoire grammaticale dans les corpus que nous avons recueillies comme autant de traces anciennes qui balisent les pratiques actuelles comme suit :
au CP, la grammaire est intuitive ; c’est une grammaire de sensibilisation, une grammaire "reflet du monde" avec l’étude des mots pour dire le monde (cf. Platon),
au CE, la grammaire est implicite, c’est une grammaire - outil qui est privilégiée avec un travail précis sur les catégories grammaticales (cf. Denys de Thrace), on vise l’étude de la langue comme boîte à outils pour écrire,
au CM, la grammaire est explicite, c’est une grammaire - objet avec l’étude des segments, les propriétés des structures (cf. les propriétés de la grammaire générative et transformationnelle de Chomsky) ; outre un moyen pour écrire, c’est aussi une réflexivité sur les faits de langue qui permet d’en saisir le "génie" ou des propriétés pour affiner ses connaissances linguistiques et grammaticales et optimiser ses productions et réceptions de la langue.
- L’analyse de la tache d’enseignement grammatical est un enjeu essentiel pour comprendre l’activité d’apprentissage grammatical, développé dans sa classe par le maître de grammaire. Cela demande une étude notionnelle et didactique propre à la grammaire, une connaissance approfondie de la prescription et de sa nature scientifique afin de pouvoir reconstruire la transposition didactique.
Le phénomène de « secondarisation » est une illustration de la dialectique outil/objet. L’outil est pragmatique et il renvoie à une dimension sémantique d’une langue véhicule du sens pour communiquer. C’est un instrument de signification qui est aussi un moyen de validation des opérations de manipulations. Le recours au sens permet d’observer si, par exemple, une opération de pronominalisation « tient » et peut déterminer les propriétés linguistiques des sous-ensembles ou structures syntagmatiques dont il est question. Il s’agit de vérifier si les opérations sont valides selon un paradigme sémantique sur lequel la grammaire s’appuie toujours in fine. Même si le structuralisme ou le génératisme font abstraction de la signification, celle-ci revient nécessairement « par la fenêtre ». La sémantique autorise à traiter sans aucune dérive la phrase comme un objet d’observation par le sujet, réinvestissable en productions orales ou écrites de manière plus opératoire et efficiente. Selon les notions grammaticales enseignées, les difficultés d’apprentissage sont variables et les explicitations se prêtent plus ou moins aisément à la pratique de la grammaire rénovée. C’est ainsi que la notion de circonstant constitue un objet d’apprentissage grammatical qui supporte facilement les manipulations et les transformations propres à la grammaire générative. Le circonstant est supprimable, déplaçable ou extensible. La notion de sujet se prête moins aisément à la manipulation parce qu’il se définit pas par celle-ci comme la notion précédente et aussi parce que les habitudes enseignantes sont plus lointaines des transformations du sujet dans une perspective structuraliste. Les procédures traditionnelles de mise en relief servent encore souvent de procédure d’extraction du sujet : « qui est-ce qui ? » ou « c’est... qui ? » Selon les objets grammaticaux (groupe sujet, groupe verbal, circonstant), il apparaît donc un emploi différencié des méthodes et du cadre épistémique qui va avec. Les parties de la phrase ou les éléments des parties de la phrase s’apprennent avec des stratégies didactiques variables.
Chacun invente des astuces, ou des artefacts pour enseigner la grammaire que nous révèle le choix de phrases modèle, la manière d’induire sur ces supports des épisodes de glissement vers une métalangue, le choix de la métalangue (qui va du provisoire à l’institué), les règles d’actions sur les phrases modèles choisies (choix des tâches scolaires et des manipulations requises). Le saut informationnel que nous observons lors de l’épisode de glissement est en étroite relation avec la manière d’agir et de penser l’apprentissage de la grammaire. De même, la réflexivité du maître sur son activité infléchit sa pratique. L’attribution de compétences et d’intérêt des gens par rapport à la grammaire définit de façon importante l’activité du maître de grammaire. L’approche structurale et générative semble davantage employée par les maîtres de grammaire dont le bagage est scientifique. Ceux plus attachés à la littérature dont le bagage est littéraire élaborent davantage une grammaire du sémantisme ou de l’énonciation. La maîtrise de la langue prime alors sur tout, au détriment d’une grammaire structurale propice à la maîtrise de l’orthographe et à l’acquisition des langues étrangères, qui elles non plus, ne sont pas exemptes de la nécessité de grammaire. Les représentations des enseignants renseignent sur leurs modes opératoires et stratégies singulières.
Au final, notre thèse repose sur l’idée qu’il faut du temps pour conceptualiser : l’apprentissage grammatical exige un temps progressif de conceptualisation très important ( qui va du provisoire à l’institué via des paliers métalangagiers)… et qui n’est jamais forcément achevée à l’âge adulte (cf. l’accord des verbes pronominaux). Le maître de grammaire utilise vraisemblablement des outils imparfaits dans les premiers temps avant de parfaire la démarche didactique dans un second moment. Nous imaginons l’émergence d’une conscience métalinguistique et d’un savoir grammatical grâce à un schème d’épisode de glissement entre deux registres : pragmatique sémantique et épistémique syntaxiqueque l’enseignant s’approprie selon la stratégie personnelle qu’il va lui imprimer (cf. procédure d’instrumentalisation). Ce mouvement de conceptualisation marque chez l’élève le développement individuel de l’épi vers le méta linguistique.