Il nous fallait, par réaction à une idéalisation excessive de l’homme, retrouver les assises fonctionnelles de notre nature véritable, préciser les lois de notre processus de croissance, de cette « montée de l’être » qui commence, tenace et invincible, dès les premiers vagissements, et même avant, au jour où, dans la graine, s’agite organiquement le premier germe, où la source part, hésitante et claire vers sa destinée héroïque.
Contrairement aux tendances habituelles qui ont contribué à accréditer les théories des psychologues et des philosophes, et les conceptions religieuses basées sur une éminente fonction de l’âme, nous n’avons découvert en l’enfant aucun processus spécial suscité par une intelligence spécifique à la nature humaine. Nous avons eu à mettre en valeur au contraire l’universalité des grandes lois de la vie — qu’elle soit végétale, animale ou humaine.
Nous ne sommes partis en l’occurrence d’aucune sorte de parti pris. Nous nous sommes appliqués seulement à expliquer avec logique et bon sens le résultat de nos observations et de nos expériences.
Nous avons assisté d’abord à la montée de l’être, de l’indifférenciation à l’intelligence, par les recours physiologiques mécaniques, le tâtonnement expérimental, la systématisation des expériences réussies qui se fixent, par la répétition automatique, en règles de vie à peu près définitives. Et nous avons reconnu dans la perméabilité à l’expérience la définition même de l’intelligence.
Jusque-là il n’y a dans ce processus rien de spécifiquement humain. C’est un processus pour ainsi dire cosmique, qui est caractéristique de la vie sous quelque forme qu’elle se présente. Seulement, certaines espèces, et certains individus dans ces espèces, avancent plus vite dans cette voie de la différenciation, et montent d’autant plus haut qu’ils ont avancé plus vite. Il est des animaux qui sont remarquables par leur perméabilité à l’expérience, à qui on ne saurait donc dénier un début notable d’intelligence, tandis que des êtres humains s’attardent lamentablement à un niveau primitif fermé à toute sollicitation extérieure.
Nous nous proposons justement, en nous basant sur ce principe de perméabilité, d’établir pour les premières années de l’enfance une échelle de l’intelligence pratique, originale et sûre.
Dans cette marche en avant, l’espèce humaine va incontestablement plus loin et plus haut que les animaux les mieux partagés.
Y a-t-il donc, à un moment donné, un nouveau principe qui intervient dans le développement de l’homme, une éminente supériorité spécifique à l’origine d’une incontestable dignité ?
Là est le grand problème, la porte délicate où nous attendent spiritualistes et croyants qui ont fait, pour la franchir, un suprême recours à des forces supérieures qui auraient marqué l’espèce humaine d’une prestigieuse étoile.
L’homme bénéficie-t-il d’une destinée foncièrement différente de celle des autres êtres ? Y aurait-il une clef mystérieuse qui ouvrirait, à un certain âge, les portes de l’humanité ?
D’où nous viendrait cette clef ? Une divinité suprême nous l’aurait-elle offerte toute forgée, et de toute éternité, ou serait-il nécessaire, pour en recouvrer l’usage, d’être touché par l’illumination d’une grâce exceptionnelle ?
Ou bien y a-t-il eu et y a-t-il encore montée régulière de l’intelligence fonctionnelle jusqu’à cette compréhension de la complexité cosmique ?
Cette clef mystérieuse n’aurait-elle pas été forgée tout simplement par les hommes eux-mêmes, au cours d’une période infinie de tâtonnements dont quelques-uns ont ouvert à l’humanité les brèches majestueuses par où se continue la prospection vers l’inconnu à réduire et à dominer ?
Autrement dit, y aurait-il, à un certain moment de notre évolution psychologique à travers le temps, un hiatus que notre conception de la vie ne saurait expliquer et qui nécessiterait donc la découverte de nouvelles lois ? Ou pouvons-nous aller plus loin encore dans la connaissance avec les seuls outils dont nous avons découvert la naturelle généralisation ?
Tel est le problème que nous avons à résoudre.
Quand la poule n’a plus faim, et qu’elle se sent en sécurité, elle s’accroupit dans la terre chaude, en une quiétude parfaite, jusqu’à ce que la faim réapparaisse ou qu’un bruit insolite menace sa sécurité. Le lapin lui-même, quand il retourne au gîte dans la rosée matinale, se couche dans son terrier, totalement quiet, autant du moins que ne lui font dresser l’oreille un bruit anormal, ou un effluve suspect, ou l’appel impérieux de l’accouplement ou de la maternité. Mais selon l’expérience limitée qu’il aura faite, il sera capable d’une subite décision et même de ruse s’il s’agit d’échapper aux chiens de chasse.
La brebis, qui est obtuse et résignée dans le tassement du troupeau ou l’immobilité de l’étable, sait, à même les tâtonnements nécessités par la vie dans les hauts alpages, améliorer et affiner son comportement, pressentir l’orage qui l’oriente vers les combes abritées, ou l’hiver précoce qui la ramène vers la vallée. Elle peut même, dans le troupeau, assumer un rôle de direction, ralliant autour d’elle les bêtes moins subtiles ou les jeunes mal expérimentés pour les conduire dans les pacages avantageux ou les ramener dans les bas-fonds où elle pressent une plus grande sécurité.
Dans un milieu mieux à sa mesure et qui nécessite expériences et tâtonnements, la bête améliore incontestablement son comportement pour atteindre à des aptitudes nouvelles qui visent à un équilibre plus harmonieux dans le complexe vital où elle est intégrée.
Le chien, plus encore que la brebis, modifie et élève son comportement selon les enseignements de son tâtonnement expérimental dans le milieu où il vit. Et certains de ses actes sont déjà inscrits sous le signe de cette inquiétude, de ce doute, qui sont un échelon essentiel de la montée de l’homme.
L’homme du xxe siècle est l’aboutissant d’une lignée infinie d’expériences et de tâtonnements en des lieux multiples et divers qui ont posé, et qui posent plus que jamais aux êtres en formation une multitude de problèmes qu’ils ne parviennent jamais à résoudre totalement, et qui constituent comme une sorte d’appel permanent vers un insondable inconnu. Pourquoi l’homme a-t-il été ainsi sollicité par un plus grand nombre d’expériences, dont quelques-unes, dues au milieu ou à d’extraordinaires concours de circonstances, ont ouvert des horizons insoupçonnés ? C’est là un problème que nous laisserons aux historiens le soin d’éclaircir. Ils diront peut-être un jour quelle est, dans cette réussite, la part d’une lente conquête de la station debout qui a libéré peu à peu les mains, dont un pouce s’est opposé aux autres doigts. Cette station debout a sans doute provoqué un retard dans l’apparition des hormones sexuelles, allongeant ainsi, plus que pour toute autre espèce, la période de tâtonnement et d’acquisition. Ils diront peut-être aussi comment cette position verticale a suscité le grand souffle d’une respiration des sommets et congestionné un cerveau qui a désormais joué un rôle exceptionnel dans l’adaptation au milieu par une étonnante perméabilité de l’expérience. De par sa nature, à cause du milieu riche, complexe et changeant où il a vécu, des outils qu’il a pu créer, l’homme a diversifié à l’infini, puis spécialisé ses tâtonnements. Il a exploré, par-delà les murs de sa propre construction, les monts et les vallées, l’air au-dessus du sol, et les profondeurs de la terre, lançant ses racines toujours plus loin, et ses ramages toujours plus haut.
De quelque côté qu’il se tourne, l’homme rencontre les traces de tâtonnements amorcés, qui créent autant de besoins dont la multiplicité croissante est à la mesure de la formidable expérience humaine. A force de scruter et de monter, il est parvenu à un sommet d’où il découvre un horizon infini qui pose à sa prospection une infinité d’autres tâtonnements.
C’est dans cette permanente insatisfaction devant l’infinité des tâtonnements qui s’offrent à nous dans la recherche de notre équilibre vital que nous verrons la particulière mesure de l’homme.