L’éducation a été définie comme l’influence exercée par la société des adultes sur celle des enfants pour les rendre aptes à la vie sociale dans une société déterminée. Ainsi deux termes seraient en présence, l’un qui représente la forme sociale, et l’autre la matière individuelle, la pédagogie faisant le trait d’union et ayant pour mission de découvrir les moyens les plus propices pour adapter les individus à la société. Mais cette distinction, qu’il fallait faire, une fois faite, il convient de reconnaître combien elle est formelle et loin de la réalité concrète.
Assurément il n’est pas dans la nature de l’homme, comme le pensaient les idéalistes du XVIII siècle, que son épanouissement spontané en fasse le membre et le fondement d’une société, dont le seul rôle serait d’assurer les rapports des droits et des devoirs propres à tous et à chacun. Les types de société diffèrent profondément entre eux. Et il ne serait pas possible de trouver un individu qui serait l’homme de la nature, qui ne serait pas l’homme d’une certaine société.
Dès l’enfance il n’y a pour ainsi dire pas de réaction motrice ou intellectuelle qui n’implique un objet façonné par les techniques industrielles, les mœurs, les habitudes mentales du milieu. L’activité de l’enfant ne peut se révéler qu’à propos et par le moyen des instruments qui lui fournissent aussi bien l’outillage matériel que le langage en usage autour de lui. Elle est façonnée par eux et c’est de cette pratique, qui précède habituellement la réflexion, que se dégagera le fond de notions sur lesquelles s’édifie sa représentation des choses. Il n’y a donc pas d’hiatus initial entre le social et l’individuel, bien qu’il y ait sans doute toute une suite de conflits entre ce qui est appelé maladresse ou inaptitude de l’enfant et les nécessités de l’action commandée par le milieu, ces maladresses ou ces inaptitudes étant souvent liées à des systèmes d’activité dont la structure physiologique ou instinctive doit être modifiée par les structures de la vie technique ou sociale.
Est-ce à dire que, du point de vue psychologique, tous les types de société soient également justifiables, ou plutôt la psychologie n’aurait-elle pas le droit de se prononcer sur eux selon ce qu’elle sait de l’homme, de son développement, des conditions qui en assurent le mieux la plénitude et la dignité ? N’aurait-elle qu’à constater ce que chaque type de société fait des individus sans établir de distinctions de valeur entre les résultats donnés par chacun d’eux ? Il est d’ailleurs évident que pour user de ce droit, la psychologie doit utiliser des critères strictement objectifs.
La question touche aux problèmes les plus essentiels de l’éducation et elle est aujourd’hui d’une actualité brûlante. Le lien vital qui existe entre les méthodes ou les buts de l’éducation et le régime de la société a été reconnu d’emblée par ceux qui tentent aujourd’hui d’en transformer les bases. Aucun des changements politiques auxquels nous assistons ne s’opère sans des mesures immédiates et parfois brutales dans le domaine de l’enseignement. Le problème rappelle celui que pose à la psychotechnique le travail industriel, qui peut être plus ou moins mutilant pour l’activité de l’homme, s’il n’en retient que des automatismes stéréotypés, des gestes mécanisés, des rythmes exclusifs, parfois éloignés de ses rythmes spontanés. De même à chaque régime de société répondra la prépondérance de certaines attitudes mentales, qui peuvent soit être exclusives d’activités plus différenciées, et marquer une régression, soit au contraire exiger et stimuler en chacun l’épanouissement des dispositions ou aptitudes qui répondent au plus haut niveau de son évolution psychique.
C’est l’étude psychogénétique de l’homme, dont l’étude psychologique de l’enfant est une des branches principales, qui permettra d’en juger. Le développement psychique de l’enfant est fait de stades qui ne sont pas la stricte continuation les uns des autres. Entre eux il y a subordination, mais pas identité d’orientation fonctionnelle. Les activités les plus primitives sont progressivement dominées par des activités plus récentes et s’y intègrent plus ou moins complètement.
Il en est d’elles comme des fonctions nerveuses, dont Sherrington
et son école ont démontré par des sections aux différents étages de l’axe cérébro-spinal qu’elles se commandent, depuis les plus élevées jusqu’aux plus inférieures. A mesure que le système nerveux est amputé de ses parties supérieures, sont libérés des systèmes d’actions musculaires qui, à l’état normal, sont inhibées, car elles compromettraient par leur persistance l’exacte adaptation du mouvement aux nécessités du comportement. Elles ne sont pas supprimées, mais intégrées à des fonctions plus aptes qu’elles à modifier les réactions suivant les besoins de la situation. L’apparition de mouvements involontaires tels que tics, agitation choréique, rnyoclonies, contractures diverses, est due à une insuffisance ou une rupture de cette intégration.
Entre les fonctions psychiques l’intégration est à la fois plus complexe et plus fragile. Elle peut être largement ou confirmée ou compromise par l’éducation. Sous l’influence de certaines circonstances, l’équilibre peut se rompre et des conflits renaître. Il peut résulter enfin d’une sorte d’entraînement provoqué soit de l’extérieur soit sur soi-même, soit intentionnellement soit par relâchement de la volonté et abandon aux automatismes, que certaines manifestations fonctionnelles de subordonnées redeviennent prédominantes. Dans des états où s’abolit le contrôle mental, comme l’exaltation affective ou l’hystérie, peuvent reparaître des attitudes forcées qui appartiennent à la première enfance, des crises qui relèvent de l’émotivité la plus brute et la plus élémentaire, des explosions d’activité grégaire.
Au cours de l’enfance, les activités auxquelles le progrès de l’âge fait perdre leur prépondérance sont les activités liées aux fonctions végétatives, puis les activités émotionnelles et celles qui unissent le sujet à l’ambiance par une sorte de participation affective et imitative, où reste obscur le sentiment de l’autonomie personnelle et la décision individuelle. Les étapes par lesquelles tend à s’achever l’évolution mentale marquent, au contraire, l’avènement d’une exacte discrimination entre soi et les autres, entre les circonstances diverses des situations auxquelles le sujet doit réagir, entre les conditions de l’expérience ou de la réalité. Elles répondent dans le domaine de la perception à ce que le neurologiste Head a appelé la sensibilité épicritique, dans le domaine intellectuel à l’analyse critique et personnelle.
La comparaison de ces distinctions, d’une part, avec la succession des étapes par lesquelles sont passées les sociétés humaines et, d’autre part, avec ce que la psychophysiologie nous apprend de l’étage occupé dans les centres nerveux par nos différentes activités et sur la date de leur maturation, qui est plus tardive pour les centres les plus élevés, doit être évidemment maniée avec la plus grande prudence, mais peut être la source de confirmations précieuses. Or il paraît établi que les
centres coordinateurs des émotions se trouvent situés dans la région sous-hémisphérique du cerveau et que l’écorce cérébrale est essentiellement, selon Pavlov, un instrument d’analyse, qu’elle est, selon Monakow, construite contrairement au reste du système nerveux, non sur un plan de stricte économie, mais comme un étalement de substance où puissent se multiplier au maximum les organes et les opérations de discrimination. Elle est, selon Head et beaucoup d’autres, le siège de la conscience différenciée, de la connaissance analytique et critique. Quant au domaine des civilisations, moins elles paraissent évoluées et plus y dominent les rites qui tendent à l’exaltation des réactions émotionnelles et des manifestations collectives, où se noie tout pouvoir de délibération personnelle.
Par conséquent, les procédés d’éducation qui tendent à submerger l’activité intellectuelle, dénoncée comme néfaste, sous des élans de passion et de volonté collective, dont la force tient au caractère contagieux des démonstrations émotives, à l’abolition de l’autocritique individuelle, à l’entraînement grégaire, ramènent l’homme vers des stades qu’il avait dépassés. Une éducation qui veut respecter la totalité de la personnalité et l’intégrité des progrès réalisés devra utiliser, au contraire, chaque époque de l’enfance pour assurer aux dispositions et aptitudes correspondantes leur plein épanouissement, de telle sorte qu’il n’y en ait pas d’atrophiées ou qui s’égarent, mais aussi qu’à la succession des âges réponde une intégration progressive des activités, des plus primitives aux plus évoluées. Elle ne pourra donc se dispenser d’être orientée vers le développement de l’analyse intellectuelle et de la décision autonome.
Jusqu’à ces derniers temps, le tort de l’éducation, dans nos sociétés modernes, était de trop méconnaître les premières étapes et d’imposer prématurément à l’enfant les façons de penser et d’agir les plus tard venues, celles de l’adulte. Ainsi dépassait-on ses possibilités mentales et risquait-on soit de supprimer sa spontanéité, soit de laisser son pouvoir d’intérêt inemployé se chercher des objets parfois misérables ou dangereux. A cette erreur de méthode, certains régimes politiques ont récemment substitué une erreur de but infiniment plus grave pour l’intégrité de l’individu, en dénonçant les méfaits de l’intelligence et en affirmant la nécessité de la subordonner à ce qu’il y a de plus primitif. Ils en appellent à l’homme originel et, faisant passer au premier plan ce qu’il y a de biologique en lui, « le sang, la race », ils y rattachent par une extravagante confusion, des systèmes déterminés de pensées, qui prennent ainsi une sorte de fatalité et ne sauraient plus être discutés.
C’est dans toutes ses étapes, dans toutes ses manifestations qu’il faut étudier l’enfant. Sa connaissance exige la collaboration de tous ceux qui sont à un titre quelconque en contact avec lui.