Par l’étonnement, nous pouvons donc faire l’apprentissage de la vraie tolérance qui est amour d’autrui dans une commune indigence et dans une commune dignité.
Or, l’enfance est précisément l’âge privilégié d’un tel apprentissage. Le besoin d’explication offre à l’action pédagogique la faille dans le dogmatisme naturel où pourront s’insérer l’interrogation de justification et le dressage à l’objectivité. C’est en canalisant l’effort pour expliquer qu’il est possible de hisser l’enfant au stade d’une recherche interpersonnelle de l’explication commune. C’est par l’entraînement répété à ces efforts que naîtra l’habitude personnelle de se contrôler, de suspendre ses affirmations, de rechercher avec autrui une certitude collective préférée à sa propre certitude et de la trouver au contact du fait. Et, parce qu’il est activité canalisée, cet apprentissage sera véritablement celui de la liberté du jugement. Le sens de l’objectivité cherchée sera inséparable ici de l’effort personnel de recherche et de mise en commun, contrairement aux habitudes de passivité qu’engendré l’observation didactique non motivée.
II est bien certain que, dans cette perspective, l’exploitation pédagogique de l’étonnement pourrait, bien mieux que celle de la pure observation didactique, entraîner cette convergence des cœurs et fonder cette unité spirituelle qu’ont toujours recherchées les fondateurs de l’école publique. La culture exclusive de l’objectivité développe des attitudes d’esprit que récusent non seulement une saine optique scientifique mais encore tout esprit pénétré de religion. Le culte exclusif du fait stérilise non seulement toute curiosité intellectuelle mais encore toute inquiétude métaphysique ou religieuse. Il conduit à « une philosophie de saint Thomas » pour laquelle le surnaturel ou simplement le mystère n’existent que dans le miracle vu et touché. Comme le miracle n’a rien de quotidien, l’objectivité exclusive développe une pensée à ras de terre, incapable de dépasser le fait, incapable de s’interroger sur elle-même et sur ses propres limites, confiante absolument dans le savoir tout fait, passivement reçu. Un tel dogmatisme ne peut faire l’union des esprits que dans la mort de l’esprit. Fermant les voies naturelles de la religion, il ne saurait être admis comme principe d’unification spirituelle. Tout au plus a-t-il pu paraître tel à une époque où la religion semblait condamnée.
La culture du besoin d’explication, au contraire, ne préjugeant d’aucune explication particulière, étant seulement la source indispensable à laquelle s’abreuvent nécessairement toutes les explications, ne fermerait aucune issue à l’affirmation religieuse ou athée. Elle les préparerait toutes, au contraire, dans la mesure où l’étonnement appelle chacun à l’engagement personnel. Chemin faisant, en relativisant ces engagements issus d’une même inquiétude, clic ouvrirait la voie à la vraie tolérance dans le sentiment d’une commune origine et d’une commune relativité.
L’entraînement de la pensée explicative est donc le moyen privilégié pour l’être pensant de prendre conscience de lui-même, de sa valeur, de sa situation ontologique et, en même temps, de s’ouvrir .à autrui dans un échange fécond.
Nous disons bien : l’entraînement de la pensée explicative ; car, de ce point de vue, l’explication ne vaut rien sans le besoin qui l’appelle et qui lui donne son sens. C’est dans l’étonnement que la conscience fait l’apprentissage d’elle-même et prend une juste mesure de sa situation et de sa valeur. Il ne s’agira donc pas d’utiliser l’étonnement comme technique d’apprentissage, mais de cultiver l’étonnement pour lui-même. - La véritable pédagogie explicative n’est pas l’enseignement des explications mais la culture, nous allions dire le culte, du besoin d’explication. Quant aux explications elles-mêmes, leur valeur n’est pas tant dans la satisfaction intellectuelle qu’elles procurent que dans l’histoire de leurs découvertes et finalement dans la reconnaissance de leur relativité.