Si vous demandiez à une maman, serait-elle agrégée ou femme de lettres ou même professeur de grammaire ou de phonétique, selon quelle méthode elle a appris à parler à son enfant, elle vous regarderait étonnée. Comme s’il pouvait y avoir deux façons d’enseigner le langage à un enfant ! Comme s’il pouvait même exister une façon d’enseigner le langage ! Il y a seulement une façon pour l’enfant d’apprendre à parler selon le seul processus naturel et général de tâtonnement expérimental que nous avons défini dans notre livre Essai de psychologie sensible appliquée à l’éducation.
L’enfant jette un cri plus ou moins accidentel, plus ou moins différencié. Il se rend compte, d’une façon plus intuitive que formelle, que ce cri a un certain pouvoir sur le milieu.
C’est ce cri, lentement modulé à l’expérience, puis articulé, qui deviendra langage. Sous quels mobiles, selon quelles normes se fera cette évolution, se parfera cette conquête ?
Nous résumons ici ce processus, qui n’est d’ailleurs pas particulier à l’acquisition du langage :
a) L’être humain est, dans tous les domaines, animé par un principe de vie qui le pousse à monter sans cesse, à croître, à se perfectionner, à se saisir des mécanismes et des outils, afin d’acquérir un maximum de puissance sur le milieu qui l’entoure. Si ce besoin n’existait pas, toutes nos sollicitations, toutes nos inventions pédagogiques seraient foncièrement inopérantes comme elles le sont dans les tentatives, pourtant patientes et méthodiques, d’éducation des singes.
b) L’individu éprouve une sorte de besoin non seulement psychologique mais fonctionnel d’accorder ses actes, ses gestes, ses cris avec ceux des individus qui l’entourent. Tout désaccord, toute disharmonie sont ressentis comme une désintégration, cause de souffrance. Il serait insuffisant de parler seulement, en l’occurrence, d’imitation. C’est plus profond, plus organique et plus impératif : c’est un geste qui suscite un geste semblable, comme une vibration qui se transmet avec une égale longueur d’onde, c’est un rythme qui secoue les muscles d’une façon similaire, un cri qui appelle un cri identique. En vertu de cette loi de résonance, il est naturel que l’enfant qui veut croître en puissance s’efforce de mettre ses gestes et ses cris à l’unisson du comportement et des paroles de son entourage.
c) Comment se réalisera cette conquête ? Il n’existe pas d’autre processus que le tâtonnement expérimental, et la science elle-même n’en est que l’aboutissement. Dans son effort naturel pour mettre ses cris à l’unisson des cris ambiants, l’enfant essaie successivement toutes les possibilités physiologiques et techniques, toutes les combinaisons qu’autorisé son organisme : mouvement de la langue et des lèvres, action des dents, inspiration et expiration. Il retient, pour les répéter et les utiliser, les essais qui ont réussi et qui, par la répétition systématique, se fixent en règles de vie plus ou moins indélébiles. Il parvient ainsi, en un temps record, à l’imitation parfaite des sons divers qu’il entend. Ce résultat est obtenu après un nombre plus ou moins grand d’expériences, mais l’individu — adulte ou enfant — ne ménage jamais sa peine quand toute sa vie est engagée.
Et la preuve qu’il n’y a là que tâtonnement et non construction logique, c’est que :
— L’enfant ne parviendra pas à imiter parfaitement un langage s’il l’entend imparfaitement, si par suite de quelque malformation organique, par exemple, certaines inflexions ne sont pas perçues par son oreille déficiente ou si, bien qu’entendant parfaitement, la gamme des expériences qui lui sont possibles est entamée par une faiblesse congénitale ou accidentelle.
— L’enfant imite aussi bien les défauts que les qualités. Il se met tout simplement à l’unisson de l’expression ambiante. D’où la persistance des accents, des idiomes locaux, comme aussi de certaines prononciations défectueuses communes à une famille ou à un groupe.